NSFW (Not Safe For Work)
Une exposition de ROBYN CHIEN

Vernissage le 16 mai à 18h30

Exposition du 16 au 1er juin
Du mercredi au samedi 2-7pm

NSFW (Not Safe For Work)
Une exposition de ROBYN CHIEN

Depuis qu’il s’intéresse à l’anthropocène et qu’il a lu Bruno Latour, l’art contemporain fait parler un nombre incalculable de choses : baleines, forêts, fourmis, pierres, galaxies, entreprises, banquises, cyborgs, etc. La liste est longue. À mon humble connaissance, il est pourtant une chose à qui personne, jusqu’à présent, n’avait donné la parole : c’est la dick pic[1]. Thank god, c’est désormais chose faite grâce à Robyn Chien ! Au cours du mois de mai, dans l’exposition que Treize consacre à cette artiste, vous pourrez voir entre autres une dick pic se pisser dessus, vous supplier de lui prêter de l’attention et vous assurer qu’elle n’est pas comme les autres dick pics…[2] Même si certain.es la verront pour la première fois à Treize, cette vidéo n'a initialement pas grand-chose à voir avec l'art contemporain : envoyée via un réseau social, la dick pic de prime abord ne relève pas du système de diffusion artistique. Malgré des études à la HEAR, Robyn Chien fait partie de ces artistes dont la pratique s’infiltre et s’inscrit d’abord dans des champs et des structures de distribution autres : les réseaux sociaux, les industries culturels, la pornographie. En 2019, à la suite du Porn Process[3], elle fonde Puppy Please, une boîte de films porno queer, avec ses deux acteur.ices favorit.es Eva Vocz et Gordon B.rec. Conçue comme une expérience artistique, Puppy Please envisage la diffusion des films dans le circuit pornographique, artistique ou militant comme faisant partie intégralement du processus de création. Elle est aussi membre du Club Cinématrix (association d’entraide et de partage pour les femmes et les personnes queer qui veulent faire des films), et du groupe Travailleureuses de l’art 13 (Marseille). Il y a deux ans, Robyn Chien s’est également encartée. Elle milite activement au sein du SNAP-CGT pour la mise en place d’un droit au chômage pour les artistes auteur.ices[4] et pour la reconnaissance du statut des travailleur.euses du sexe – une autre manière d’envisager les conditions de production inhérentes au travail artistique et pornographique.

En parallèle, Robyn Chien développe une pratique personnelle (cinématographique et performative) qui s’entremêle avec ses diverses activités collectives. Son dernier film, projeté en boucle à Treize pendant la durée de l’exposition, s’intitule Eva et le Merkabas (2023). Eva Vocz, son associée chez Puppy Please, y joue le rôle d’une entrepreneure de l’industrie du sexe qui rencontre une médium sur le plateau de tournage d’un film à La Ciotat[5]. Bien que les festivals, jusqu'à présent, n'aient pas jugés nécessaire d'y prêter beaucoup d’attention (les scènes de sexe n'ont vraisemblablement pas facilité l'étape des sélections), la mise en scène de Robyn est remarquable car elle propose une double inclusivité cinématographique par l'intégration simultanée de deux hors-champs traditionnels du cinéma : le tournage (en dévoilant les coulisses de sa propre production, le film se présente comme un processus collectif et autoréflexif) et l'industrie pornographique (habituellement exclue – comme le travail du sexe, son corollaire – par le cinéma d'auteur ou mainstream). À l'instar du cinéma dit « des premiers temps » qui se développe avant 1915 dans les fêtes foraines[6], la pornographie (qui en est l'héritière) est un cinéma d'attraction produisant un effet direct (l'excitation) sur le ou la spectateur.ice sans recours nécessaire à la narration. Dans le film de Robyn, cette opérativité (la sensation directe) ne se cantonne plus aux scènes de cul : la pluie qui tombe sur l'eau d'une calanque ou la silhouette d'un écureuil qui traverse l'ombrage des frondaisons d'un pin parasol sont des épisodes sans narrativité qui créent les conditions d'une réceptivité sensuelle immédiate chez le ou la spectateur.ice. Les scènes de cul à proprement parler deviennent, quant à elles, presque secondaires – bien que totalement intégrées au reste du film : présentées « en abyme » par Eva sur l'écran de son smartphone, ces scènes prennent une valeur d'archives. On peut donc dire qu’Eva et le Merkabas est un objet post-porn, au sens premier du terme, puisqu’il opère un dépassement de la pornographie (on pourrait parler d'expanded porn…). En intégrant les rapports de production et les questions économiques (le dialogue entre Eva et le Merkabas comparant les modes de rémunération de leurs activités respectives) et en élargissant l'opérativité pornographique à des scènes non sexuelles (la pluie qui tombe, la silhouette de l'écureuil, la rencontre de deux visages, etc.), Robyn propose une écriture cinématographique solaire qui réfléchit aux conditions de son émancipation corporelle, matérielle, émotionnelle et symbolique.

J’ai découvert Robyn Chien sur Instagram, il y a quelques années, après avoir organisé au Plateau une exposition consacrée à l'œuvre de Cosey Fanni Tutti et de quelques autres artistes[7]. Certaines problématiques abordées dans l’exposition croisent celles que Robyn développe dans son travail – notamment, la manière dont la pornographie en tant que système de diffusion situé hors du champ de l’art pouvait être investie ou infiltrée par des artistes. La pornographie est une cartographie marginale qui dessine en creux les contours de la culture mainstream. La matière première de la pornographie est précisément constituée de tout ce qui a été évincé du reste de la culture. Cette relation dialectique qu’elle entretient avec la culture mainstream n’en fait rien de moins qu’une sorte de critique culturelle soustractive. La pornographie nous confronte à notre hypocrisie – et à notre inconscient. À cet égard, si l’on se place dans la perspective de l’art, la pornographie incarne, pour le meilleur comme pour le pire, ce qui a été refoulé du white cube, espace de normativité straight, héritier du modernisme.

D’ailleurs, on peut dire que c’est grâce au potentiel de ce refoulement de l’institution artistique que nous avons, Robyn et moi, fini par nous rencontrer irl. Je faisais partie du jury de sélection d’un Salon d’art auquel Robyn avait postulé. Son dossier, que j’avais défendu, avait fait l’objet d’un blocage, m’incitant à contacter Robyn pour lui proposer que cette exclusion soit l’occasion pour elle de présenter son travail dans un contexte moins institutionnel. Comme l’explique Robyn, les films de Puppy Please ont rapidement été « confrontés aux entraves à la liberté de création que connaissent toutes les représentations du sexuel. Les raisons en sont diverses : économiques, artistiques, morales, sexistes ou (plus surprenant) féministes. Ce sont ces impossibilités qui vont petit à petit redéfinir les contours de [s]a pratique artistique. » Celle-ci ayant dès lors pour projet d’interroger « les instances appliquant ces restrictions afin de soulever des problématiques de censure et pouvoir défendre la liberté d’expression de toustes[8]. »

À Treize, Robyn a conçu l’exposition NSFW[9] comme un assemblage d’éléments hétérogènes (archives vidéo, diagrammes, notes manuscrites, extraits de films, affiches, documents administratifs, réglementation, captures d’écran, etc.) qu’elle active lors d’une performance qu’elle répète tous les jours à 18h. Les murs de la galerie deviennent les pages d’un scrapbook spatialisé qui évoque les enjeux et les contraintes des activités de Robyn et de ses collectifs : la production de films, les conditions de travail et de rémunération, le statut professionnel des travailleureuses de l’art et du sexe, les réglementations et la censure. L’accrochage revient notamment sur le moment où Puppy Please a été mentionné devant le Sénat en 2022 lors des auditions sur la pornographie et au cours desquelles les positions d’un porno éthique et militant ont été largement occultées au profit d’une conception globalement abolitionniste[10].

Robyn se situe dans une lignée d’artistes qui, à l’instar d’Annie Sprinkle, Cosey Fanni Tutti ou encore Karen Finlay, se sont inscrites dans le champ des féminismes « pro-sexes » ou « sex-positive ». À l'inverse des féminismes abolitionnistes, ce courant considère la pornographie et le travail du sexe comme un outil d’émancipation ou un terrain de lutte politique et social. Que peut nous apprendre le porno sur les carcans culturels, juridiques et professionnels de la société dont il est le produit honteux ? Que révèle-t-il de nos conditions de travail ou de production ? En miroir, que nous aide-t-il à comprendre sur l’art, ses institutions et ses processus de légitimation ? S’inscrivant dans une perspective militante, nourrie par ses activités syndicales, Robyn se questionne également sur les limites du porno « éthique » lorsque celui-ci, par l’exclusion de certaines pratiques ou représentations, rejoue la cartographie du refoulement opérée par la culture mainstream avec la pornographie[11]. Si l’on se fonde sur une approche plus matérialiste que morale, la pornographie et le travail du sexe – comme la plupart des secteurs professionnels, à commencer par celui de l’art contemporain – sont soumis aux mécanismes d’un capitalisme qui n’a jamais été aussi violent et oppressif. Comme n’importe quelle branche d’activité, il est le terrain d’une lutte politique et symbolique que mènent ses travailleur.euses pour leurs conditions de travail, d’existence et de production. C’est cette lutte politique, plutôt que morale, qui permet aux transformations symboliques d’advenir, car elles participent d’une praxis – c’est-à-dire d’un processus au sein duquel l’acte militant et la remise en question des représentations découlent l’un.e de l’autre. Produit dans le cadre de Puppy Please, le film Lullabyebye a peur pour son cul, diffusé à l’occasion de la journée contre les violences faite aux travailleur.euses du sexe et présenté dans cette exposition, en est l’illustration exemplaire. En réponse à la loi votée en 2019 contre les contenus haineux sur internet – loi qui, en confiant la gestion de ces contenus aux plateformes privées, favorise de fait la censure et, par conséquent, dégrade les conditions de travail des acteur.ices –, Robyn Chien et Eva Vocz se mettent en scène en détournant les codes du « casting couch » et confrontent la scène de cul qui est en train d’être tournée aux effets de cette loi. Il y a donc une dimension autoréflexive et discursive permanente dans la pratique pornographique et artistique de Robyn Chien, comme l’atteste la manière dont cette exposition se déploie : faire du porno, c’est aussi en parler – et ça produit de la théorie. À tel point qu’une partie du budget de l'expo a été utilisée avant le vernissage pour transformer Treize en studio de radio et organiser, sous la forme d’un workshop, une discussion menée par Pivoine, association d’éducation populaire établie sur le plateau de Millevaches[12]. Enregistré par la radio associative R22 Tout-Monde[13], l'atelier a permis de mettre en place une réflexion collective autour des activités et des enjeux de Puppy Please – réflexion qui est allée nourrir à son tour le contenu de l'exposition en cours de fabrication. Robyn Chien incarne cette discursivité de manière souvent performative (qu’il s’agisse de ses conférences, de son activité sur les réseaux sociaux, ou de sa présence au sein de l’exposition de Treize qu’elle active tous les soirs). Si la pornographie est son champ de manœuvre, son mode opératoire est assurément l’humour. Détournant aussi bien les stéréotypes de l’industrie pornographique que ceux du capitalisme managérial, Robyn Chien s’approprie les codes et l’esthétique de l’entreprenariat et de l’autopromotion néolibérale qui modèle nos subjectivités. Car nous le savons bien, au fond : nous sommes tous et toutes devenu.es des dick pics déblatérant dans le vide.

Gallien Déjean

[1] Une dick pic est une photographie de pénis envoyée par internet ou par téléphone. Cette pratique sexuelle exhibitionniste peut s'apparenter à du cyberharcèlement sexuel lorsqu'elle est envoyée à quelqu'un sans consentement.

[2] Love me, 33 sec, boucle, vidéo réalisée à partir d’une dick pic non-sollicitée reçu par Robyn Chien.

[3] https://www.instagram.com/prn_process?igsh=MTJ4N3pnaXphcjZlbw==

[4] http://continuite-revenus.fr/

[5] Pour une analyse de ce film, je renvoie au texte de Camille Martin intitulé « Il n’y a pas de tête qui ne soit aussi un corps », disponible dans l’exposition.

[6] Tom Gunning, « Le Cinéma d’attraction : le film des premiers temps, son spectateur, et l’avant-garde », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 50 | 2006, 55-65.

[7] « A study in Scarlet », du 17 mai au 22 juillet 2018, Le Plateau - Frac Île-de-France (Paris).

[8] https://robynchien.com/about/

[9] Dans le jargon d'internet, NSFW (initiales de "not safe for work") est un tag qui désigne un contenu, à caractère souvent sexuel, qu'il vaut mieux éviter de consulter en public et, en particulier, sur son lieu de travail, sous peine de s'attirer des ennuis.

[10] À l’issue de ces auditions, un rapport de 120 pages a été rédigé par la délégation au droit des femmes du Sénat. Quelques professionnel.les et chercheur.euses ont tenté de relativiser la condamnation de la pornographie, à l’instar du sociologue Florian Vörös qui rappelle notamment que « l’érotisation de la domination et des violences masculines, que nous pouvons qualifier de culture du viol, n’est pas spécifique au porno. Elle traverse tous les domaines de la production culturelle, des plus populaires aux plus légitimes. » Une allégation qui semble aujourd’hui largement confirmée par la vague du mouvement #MeToo qui secoue le monde du cinéma mainstream. Ces positions partagées par une partie des travailleur.euses du sexe qui prônent une pornographie alternative et militante ont été discréditées dans le rapport. Le titre du chapitre au sein duquel ces positions sont rassemblées (« C. Des formes de pornographie « plus respectueuses des personnes » ? Une goutte d’eau dans un océan de violences ») ne laisse aucun doute sur la condescendance de l’orientation abolitionniste clairement affichée par la délégation qui a rédigé le rapport.
https://www.senat.fr/rap/r21-900-1/r21-900-1.html

[11] Je renvoie, à cet égard, au film Répète : j’aime la police !, produit dans le cadre de Puppy Please, qui opère une théâtralisation BDSM du non-consentement, assez éloignée d’une conception éthique du porno, au profit d’une dénonciation sarcastique de l’État policier.

[12] https://associationpivoine.wordpress.com/

[13] https://www.r22.fr/

Pendant l'exposition :

• Tous les jours du mercredi au samedi à 18h : Performance Puppy Please, le X et le Sénat
• 16/05 à 18h30 : Projection du film Eva et le Merkabas pendant le vernissage
• 23/05 à 20h : Projection "Puppy Please : l'intégrale"
• 25/05 à 21h30 : Performances dites "des 30 ans"
• 31/05 à 19h : Finissage. Performance Pot de départ d'Eva Vocz

Un projet conçu avec la R22 Tout-Monde

Cette exposition bénéficie du soutien de la Ville de Paris.

Merci à Victor Donati, Loriane Kunsendi, Eva Vocz, Mayssa Jaoudat, Laura Burucoa, Camille Martin, Anouk Moyaux, Kiana Hubert-Low, Jean-Christophe Arcos, Fabien Monsinjon et l'association Pivoine avec Amélie et Aïala pour leur aide et leur implication.