17 octobre – 22 novembre 2025
un projet de Georgia René-Worms
en collaboration avec Gallien Déjean et Emmanuel Guy

ouvert les jeudi, vendredi, samedi, 14-19h, et sur rdv.






Où sont passés les morceaux ? Il y a quelques mois, la poétesse Liliane Giraudon me confiait un texte où elle s'interroge: où sont passés les morceaux — ceux d’un sein gauche, d’un sein droit, puis des ovaires— des morceaux qui lui ont été retirés au cours de ses cancers hormonodépendants. Par cette question, « Où sont passés les morceaux ? », c’est une interrogation au-delà du médical qui est posée. C’est peut-être la question d'une certaine expérience de « dépossession » de nos corps, de nos histoires politiques, et de la manière dont elles sont morcelées, aspirées par les institutions. Peut-être que ces “mauvais” morceaux, ces leftovers, nous appartiennent et constituent une possible histoire d’une marge qui, finalement, parlerait de notre centre collectif. Peut-être que ces “mauvais” morceaux nous permettraient, par un certain refus, de construire en résistance de nouvelles formes de narration de nos corps politiques. Liliane Giraudon ouvre son ouvrage Madame Himself par la phrase : « on va trouver des mots pour ça ». Liliane Giraudon (1946) ne cesse de construire des narrations en résistance depuis ceux que l’on souhaite invisibles. Et c’est certainement là que l’autrice marseillaise et la photographe londonienne Jo Spence (1934-1992) transforment ces choses qui arrivent au corps, et les entraînent dans des directions inattendues pour représenter cette nouvelle image d’un soi en constante modification.





« Le seul point lumineux dans cette dépression fut l’arrivée des photos que j’avais prises à l’hôpital… J’ai été absolument stupéfaite de ce que j’avais photographié. Je n’arrivais pas à croire que j’avais vu tout cela, puis déjà oublié. J’avais déjà refoulé ce qui m’était arrivé. Mais là, les photographies prises par mon “moi gardien” me le rappelaient — tant de détails. Cela montre l’un des avantages à photographier ses propres traumatismes : avant qu’ils ne se referment. »3





Née à Londres en 1934 dans une famille ouvrière, Jo Spence se forme en marge des institutions artistiques. D'abord dactylographe, profession qu’elle poursuivra toute sa vie, elle commence à s'intéresser à la photographie en étant secrétaire dans un laboratoire de développement — un lieu où la pratique photographique est ancrée dans les réalités sociales et politiques du quotidien. Cette entrée autodidacte sera le fondement d’une œuvre à venir, traversée par les questions de classe, de genre et de pouvoir dans la production et la circulation des images. Jo Spence décède en 1992 d’une leucémie, après plusieurs années de traitements et de rémission partielle d’un cancer du sein. Pendant plus de trente ans, elle développe une pratique de la photographie depuis un prisme féministe socialiste, marquée par l’héritage du mouvement photographique ouvrier des années 1920-1930. Durant les années 1960, elle travaille comme photographe de portrait commercial, produisant des images pour des familles de la classe moyenne et populaire londonienne. Ce travail, mené dans une économie domestique de la photographie, lui permet d’observer les mécanismes de la représentation sociale : comment la pose, le décor, la lumière et le cadrage participent à construire des identités stéréotypées. Ces formes, la photographe britannique ne cessera de les critiquer, souvent avec humour, en retournant les codes mêmes qu’elle utilisait. Au milieu des années 1970, Jo Spence rejoint les mouvements d’éducation populaire et d’action communautaire. Elle cofonde le collectif Hackney Flashers 2 (1974-1980) avec d’autres militantes féministes, photographes et enseignantes. Les Hackney Flashers s'appuient sur des méthodes issues du marxisme culturel et des théories de l’éducation critique. Elles dénoncent les inégalités salariales entre femmes et hommes, la double journée de travail des mères, et les images mi-infantiles, mi-glamour des femmes diffusées par les médias de l'époque.





« Comment pouvons-nous sortir une histoire comme Cendrillon des archives, des étagères, des magasins, et tenter de valoriser son contenu de classe latent ? Ses utilisations politiques et sociales ? »4





En parallèle de ce travail collectif, Jo Spence accumule un fonds de ressources photographiques montrant l’utilisation de l’image de la vie sociale des femmes, notamment dans la presse féminine. On y perçoit les “failles” liées à la charge mentale, manipulées pour promouvoir l’usage des benzodiazépines — tout juste apparues dans les années 1960 — et proposées de manière injonctive pour mieux gérer la vie professionnelle, familiale et sentimentale. Ces recherches au sein des Hackney Flashers donnent lieu, au-delà du collectif, à un nouveau corpus autour de l’injonction au bonheur, notamment conjugal. Jo Spence y développe une réflexion allant des contes de fées à Lady Diana. De cette recherche, menée entre la fin des années 1970 et 1982, naît sa thèse Fairy Tales and Photography, or, Another Look at Cinderella.





Le travail avec les Hackney Flashers et cette thèse marquent un tournant méthodologique. Dans leur prolongement, Spence participe à la fondation de Camerawork (1976) et du Photography Workshop à Londres, deux structures dédiées à une approche démocratique et critique de la photographie. Elle y conçoit un enseignement horizontal, où la technique photographique est indissociable de l’analyse idéologique des images.Le Photography Workshop devient un lieu d’expérimentation entre éducation visuelle, recherche sociale et auto-représentation. Cette démarche, qu’elle appellera plus tard photo-thérapie, consiste à utiliser la photographie non pas pour se montrer, mais pour se penser à travers l’image.





L’exposition proposée à Treize s'étend sur une décennie, de 1982 à 1992. Ce projet, entamé il y a plus de trois ans, s’est construit entre deux archives : la Jo Spence Memorial Library Archive à Birkbeck University et le Fonds Jo Spence à la Bibliothèque Kandinsky. Au-delà d'être une première rétrospective de l'artiste en France, l’accrochage explore la porosité entre les différents statuts d'œuvres. Évitant l'écueil du fétichisme, il montre comment l’image circule dans l’œuvre, réutilisée, récitée, rééditée. Ici, la notion d’original n’est pas centrale. En témoignent les laminate — planches photos et photomontages plastifiés — dont la vocation première était de circuler dans une pochette à dessin et d’être exposées hors des lieux de l’art. L’essentiel des photographies de cette période se concentre sur l'expérience de la patiente et le choix de devenir plus active, moins soumise au pouvoir médical. Ces images relèvent du principe de photo-thérapie, que l’on peut situer dans la lignée du théâtre de l'opprimé d'Augusto Boal (6) ou du co-counseling (co-écoute). Jo Spence considérera qu’à travers la photo-thérapie, elle a pu explorer ce qu’elle ressentait face à son impuissance de patiente, sa relation aux médecins et aux infirmières, son infantilisation lorsqu’elle était “gérée” et “traitée” dans une institution d’État.





« De la même manière que les corps des femmes sont fragmentés — notamment dans la publicité et la pornographie — ils le sont aussi dans la médecine orthodoxe, où les signes et symptômes sont pris en charge par une impressionnante gamme de spécialités, mais où l’on prend rarement en compte le corps dans sa globalité ou le mode de vie du ou de la patiente. »5





Les séries exposées à Treize, du Cancer Project au Final Project, posent la question du choix des traitements, mais aussi celle de la manière dont la patiente est traitée par l’institution médicale. Diagnostiquée d’un cancer du sein à 48 ans, il est décidé, de manière injonctive, de lui retirer le sein. Décision qui nous amène à interroger la validité du corps des femmes pour les institutions, quand ce corps n’est plus reproductif ou s'approche de la ménopause. À travers les séries The Picture of Health (1982–1986), Narratives of Dis-ease (1989), ou Remodelling Photo History (1981–1982, avec Rosy Martin), elle explore la construction du corps féminin malade et médicalisé. Les images y deviennent des espaces de négociation identitaire, où la photographe revisite les discours institutionnels (médicaux, médiatiques, familiaux) qui façonnent la perception du corps. Spence y déploie la méthode de la photo-thérapie, élaborée avec Martin : une pratique entre performance, pédagogie et psychanalyse visuelle, où la réappropriation des images — par la mise en scène, la répétition, le jeu — devient un geste thérapeutique et politique. Après l’ablation de sa tumeur, l’artiste choisit de ne pas recourir à des thérapies invasives et se tourne vers des médecines non occidentales pour accompagner son corps. Ce choix, que nous ne défendons pas nécessairement, interroge le rapport à un système de santé publique en pleine libéralisation. Il fait écho à la situation britannique des années 1980, résonnant aujourd’hui avec la libéralisation des systèmes hospitaliers en France. À la veille de l’opération, Jo Spence réalise un autoportrait avec les mots « Property of Jo Spence » inscrits sur son sein gauche. Cette image manifeste son souhait de conserver son identité, même quand son corps est confié aux médecins. Ils peuvent avoir un pouvoir médical, mais sa subjectivité, son sens de l’humour — restent les siens.





L’écriture photographique et théorique de Jo Spence pourrait être envisagée sous ce que l’on appelle aujourd’hui l’affect theory : penser l'expérience comme ressource pour générer des connaissances. Une partie de l’exposition montre une sélection de scrapbooks reproduits en grand format et sous forme de fac-similés. Ces scrapbooks, substrats où se déploie sa vie personnelle — l’importance de la romance et des relations interpersonnelles, familiales ou amicales —, à la frontière du journal de soi et du laboratoire visuel, témoignent d’une pratique où l’intime devient terrain politique et critique. Ces objets montrent le dialogue entre la matérialité de l’intime, la vie au jour le jour, et la recherche plastique et théorique. On y cherche — et on y trouve — l’interface délicate entre la vie vécue et l'œuvre produite. Les scrapbooks questionnent nos manières de classer, donc d’envisager les choses, les gens, les œuvres : archives intimes, archives professionnelles, archives pédagogiques, art.





Inévitablement, l’exposition se termine par le Final Project. Le point suspendu du décès, avec la leucémie diagnostiquée en 1990, mène Jo Spence — toujours accompagnée de son ex-mari Terry Dennet et de son compagnon David Roberts — à une autopersonnalisation de sa mort. Elle s'interroge : « Comment rendre la leucémie visible ? Eh bien, comment ? C'est impossible. »8 Dans la continuité du processus de photo-thérapie, elle met en place une série de photos où, au-delà de sa propre image, elle utilise divers accessoires comme allégories de la mort. Un processus que l’on peut rapprocher de ce que la philosophe Rosi Braidotti présente comme le complément logique de la notion d’autopoïesis. La personnalisation de la mort signifie cultiver sa vie par une créativité. Une approche, un « style » de créativité conceptuelle venant en appui de contre-habitudes, ou de souvenirs alternatifs, qui ne se répètent pas et ne confirment pas les modes de représentation dominants. Ici, comme dernier geste, les fac-similés du Final project peuvent être consultés librement, rompant le statut d'œuvres figées dans un accrochage et les rapprochant du geste intime de la recherche dans les archives de l'artiste. Georgia René-Worms





1 Liliane Giraudon, Madame Himself, Paris, P.O.L, 2021.
2 Hackney Flashers Camille Richert, Hackney Flashers, Parents Must Unite + Fight – Hackney Flashers: Agitprop, Labor and Socialist Feminism in England
3 Jo Spence, Putting Myself in the Picture: A Political, Personal and Photographic Autobiography, Camden Press, 1986, p. 145.
4 Jo Spence, Fairy Tales and Photography, or, Another Look at Cinderella, mémoire de recherche, 1982.
5 Jo Spence, The Picture of Health?
6 Augusto Boal, Théâtre de l’opprimé, Paris, La Découverte, 1979.
7 Jo Spence, The Picture of Health?, 1985.
8 Jo Spence, Final Project, 1990–1992.

















Crédits photos : Objets pointus
https://objetspointus.com/

L'exposition a reçu le soutien du